Texte 4 : Candide ou l’Optimisme,
Voltaire (1759)
Ce « conte philosophique » raconte les mésaventures d’un
jeune garçon à qui sa naïveté joue des tours. Élevé au château du baron de
Thunder-ten-tronck, « un des plus puissants seigneurs de la Vestphalie, car
son château avait une porte et des fenêtres », celui-ci écoute avec
admiration les leçons du précepteur Pangloss, disciple du philosophe Leibniz…
« Il est démontré,
disait-il[1], que les choses ne peuvent
être autrement : car tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement
pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des
lunettes ; aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement
instituées[2] pour être chaussées, et
nous avons des chausses[3]. Les pierres ont été
formées pour être taillées et pour en faire des châteaux ; aussi
monseigneur a un très beau château : le plus grand baron de la province
doit être le mieux logé ; et les cochons étant faits pour être mangés,
nous mangeons du porc toute l’année. Par conséquent, ceux qui ont avancé que
tout est bien ont dit une sottise : il fallait dire que tout est au
mieux. »
Candide écoutait
attentivement, et croyait innocemment : car il trouvait mademoiselle
Cunégonde extrêmement belle, quoiqu’il ne prît jamais la hardiesse de le lui
dire. Il concluait qu’après le bonheur d’être né baron de Thunder-ten-tronckh,
le second degré du bonheur était d’être mademoiselle Cunégonde ; le
troisième, de la voir tous les jours ; et le quatrième, d’entendre maître
Pangloss, le plus grand philosophe de la province, et par conséquent de toute
la terre.
Un jour, Cunégonde, en se promenant auprès du
château, dans le petit bois qu’on appelait parc, vit entre des broussailles le
docteur Pangloss qui donnait une leçon de physique expérimentale à la femme de
chambre de sa mère, petite brune très jolie et très docile. Comme mademoiselle
Cunégonde avait beaucoup de disposition pour les sciences, elle observa, sans
souffler, les expériences réitérées[4] dont elle fut témoin ;
elle vit clairement la raison suffisante[5] du docteur, les effets et
les causes, et s’en retourna toute agitée, toute pensive, toute remplie du
désir d’être savante, songeant qu’elle pourrait bien être la raison suffisante
du jeune Candide, qui pouvait aussi être la sienne.
Elle rencontra Candide en revenant au château, et
rougit ; Candide rougit aussi ; elle lui dit bonjour d’une voix
entrecoupée, et Candide lui parla sans savoir ce qu’il disait. Le lendemain,
après le dîner, comme on sortait de table, Cunégonde et Candide se trouvèrent
derrière un paravent ; Cunégonde laissa tomber son mouchoir, Candide le
ramassa ; elle lui prit innocemment la main ; le jeune homme baisa
innocemment la main de la jeune demoiselle avec une vivacité, une sensibilité,
une grâce toute particulière ; leurs bouches se rencontrèrent, leurs yeux
s’enflammèrent, leurs genoux tremblèrent, leurs mains s’égarèrent. Monsieur le
baron de Thunder-ten-tronck passa auprès du paravent, et, voyant cette cause et
cet effet, chassa Candide du château à grands coups de pieds dans le
derrière ; Cunégonde s’évanouit : elle fut souffletée[6] par madame la baronne dès
qu’elle fut revenue à elle-même ; et tout fut consterné[7] dans le plus beau et le
plus agréable des châteaux possibles.
Questions d’observation :
1/
Relevez, dans le discours de Pangloss, les marques de l’enchaînement logique.
Ces marques se retrouvent-elles ailleurs dans le texte ?
Les marques de l’enchaînement logique dans le
discours de Pangloss sont les suivantes :
-
les
connecteurs logiques : « car », « par
conséquent » ;
-
les
parallélismes dans les structures de phrase, soulignant ainsi le caractère
naturel, et comme allant de soi, des exemples qu’il avance :
« Remarquez
bien que les nez ont été faits pour
porter des lunettes ; aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement
instituées pour être chaussées,
et nous avons des
chausses. Les pierres ont été formées pour être taillées et pour en faire des châteaux ; aussi monseigneur a un très
beau château : le plus grand baron de la province doit être le mieux
logé ; et
les cochons étant faits pour
être mangés, nous mangeons du porc toute l’année. »
-
dans
cette perspective, la ponctuation (point virgule et deux points) vient
souligner la fluidité naturelle de l’argumentation.
On retrouve ces procédés dans le reste du texte,
comme si le discours de Pangloss "contaminait" le reste du récit
(contamination dont témoigne d’ailleurs la reprise du terme « raison
suffisante », sur laquelle il faudra revenir). Par exemple, dans le 2°
paragraphe, on retrouve :
-
le
recours aux connecteurs logiques : Candide écoutait attentivement, et
croyait innocemment : car
il trouvait mademoiselle Cunégonde extrêmement belle »
-
l’énumération
harmonieuse, exprimant ici tranquillement les désirs de Candide, dans le
meilleur des mondes possibles : « Il concluait qu’après le bonheur
d’être né baron de Thunder-ten-tronckh, le second degré du bonheur était d’être
mademoiselle Cunégonde ; le troisième, de la voir tous les jours ; et
le quatrième, d’entendre maître Pangloss, le plus grand philosophe de la
province, et par conséquent de toute la terre. »
-
Et
bien sûr, l’emploi privilégié des deux points et du point virgule, partout dans
le texte, pour donner l’impression d’un déroulement logique et sans heurt des
événements racontés, à l’image des exemples avancés par Pangloss.
2/
Quels sont les effets produits par l’emploi du passé simple dans le dernier
paragraphe ?
Le passé simple a une valeur
perfective (voir fiche
n° 4) et considère donc les événements racontés comme des
"points" chronologiques, sans s’attarder sur eux. Avec le passé
simple, les événements semblent se raconter d’eux-mêmes, sans jugement ou
commentaire de la part du narrateur. Dans ce cadre, l’emploi du passé simple
dans le dernier paragraphe donne encore une fois une impression de fluidité,
d’enchaînement naturel et rapide des événements. Cette
impression de rapidité est d’ailleurs renforcée par l’emploi privilégié de
propositions juxtaposées, dont l’exemple le plus parlant est bien sûr: « leurs
bouches se rencontrèrent, leurs yeux s’enflammèrent, leurs genoux tremblèrent,
leurs mains s’égarèrent. » Dans le « meilleur des mondes
possibles », tout semble aller de soi, tout s’enchaîne naturellement et
logiquement, sans que rien ne vienne a priori contredire cet
enchaînement : chaque effet a sa cause, et chaque cause son effet…
L’absence de l’imparfait est à ce titre
significative : aucun recul apparent, aucun « arrêt sur image »
visant à commenter les événements, à leur donner une perspective ou une
profondeur…
Questions d’analyse :
1/
Dans quelle mesure cet extrait montre-t-il qu’il s’agit d’un conte ?
Le conte obéit à un certain nombres de codes que ce
texte illustre. Tout d’abord, l’inscription du récit dans une temporalité
particulière, que traduit traditionnellement le passé simple. Un conte se passe
dans un passé lointain, presque mythique, que l’on n’arrive pas à réellement
situer d’un point de vue historique. Si le conte obéit à une temporalité
particulière, c’est que son récit n’a pas en soi une fonction
« historique » (raconter une histoire « réelle »), mais une
fonction pédagogique ou morale : le conte véhicule un sens, explicite (une
morale), ou caché (les événements racontés sont instructifs, et le lecteur doit
en tirer un enseignement). Les personnages incarnent avant tout une valeur, un
sentiment, une attitude, et ont donc une psychologie assez sommaire (d’où
l’absence relative de l’imparfait, temps de la pause dans le récit, et de la
psychologie, par opposition au passé simple, temps de l’action) : Candide
incarne, lui, et comme chacun sait, la naïveté.
Cet extrait, qui est certes le début de ce
« Conte philosophique », pose néanmoins la question de la
« morale », implicite, que l’on va être amené à dégager : de
quelle manière le narrateur va-t-il s’y prendre pour faire naître chez le
lecteur un commentaire (une « morale »), au sein d’un récit a
priori neutre, où les événements semblent se raconter d’eux-mêmes ?
2/ De quelle manière se manifeste l’ironie du
narrateur ?
On rejoint donc ici le rôle de l’ironie, car la morale implicite du conte va s’exprimer à travers elle. Dans ce passage, l’ironie (voir fiche n°3) vient du décalage entre le discours de Pangloss, en lui-même déjà peu convaincant, et l’illustration que le récit en propose : les mésaventures de Candide viennent infirmer, contredire, le discours de Pangloss sur l’enchaînement toujours le plus positif possible des événements (puisque, selon lui, « tout est au mieux »). Cette contradiction n’est pas assumée directement par le narrateur, qui ne commente jamais son récit, mais se pose au contraire comme un observateur neutre de ce qu’il raconte.
Cette posture du narrateur est bien évidemment
rhétorique et orientée : le récit mentionne[8] constamment le discours de
Pangloss, comme l’a montré la première question. Or, en le mentionnant dans son
récit, le narrateur rend le discours de Pangloss ridicule, décalé, puisqu’il ne
« colle » plus aux événements. L’enchaînement naturel des événements
n’aboutit pas au mieux, mais au pire : « et tout fut consterné
dans le plus beau et le plus agréable des châteaux possibles. » En
conservant en apparence un ton dégagé, neutre, voire naïf, le narrateur
instaure pourtant une distance entre le discours de Pangloss, constamment
mentionné, et les événements eux-mêmes. Et cette distance constitue l’ironie du
texte.
Cette mention va jusqu’à la parodie grivoise, lors
de la « leçon de physique expérimentale » que Pangloss
dispense à la femme de chambre. Cunégonde voit alors « clairement la raison
suffisante du docteur, les effets et les causes » et s’en retourne
« toute agitée, toute pensive, toute remplie du désir d’être savante,
songeant qu’elle pourrait bien être la raison suffisante du jeune Candide, qui
pouvait aussi être la sienne. » Il est clair que ce que voit
Cunégonde, ce sont les conséquences naturelles et logiques de l’attirance
sexuelle, qu’elle va essayer à son tour d’expérimenter (c’est là son « désir
d’être savante »), avec un bien moindre succès.
La critique, comme bien souvent au XVIII° siècle,
s’exprime donc par l’ironie d’un regard naïf que l’on ne peut supposer
polémique : en voulant, a priori de bonne foi, expérimenter les
leçons de Pangloss, Cunégonde et Candide, personnages naïfs, en viennent à les
contredire. En ce sens, ils sont bien les porte-parole de l’auteur, le récit de
leurs mésaventures servant de masque au discours réel, bien qu’implicite, de Voltaire.
[1] Il s’agit de Pangloss.
[2] Ici : synonyme de « créées ».
[3] Chaussures.
[4] Répétées.
[5] « raison suffisante » est un terme de la philosophie de Leibniz. Il signifie que chaque chose, ou chaque événement, a une utilité du fait même de son existence (rien n’arrive, n’existe, "par hasard", et cela "suffit" à justifier que telle chose existe, ou est lieu).
[6] Souffleter : donner un soufflet, c’est-à-dire une gifle.
[7] Tout le monde fut consterné.